06 08 84 21 68 karl@karlsigwald.com

Nous sommes le 17 mai 2021. Je regarde ma To-do list et je vois marqué depuis fort longtemps : « regarder EN THÉRAPIE ». La case n’est toujours pas cochée. Je n’ai toujours pas regardé cette série. Pourtant, tout devait me pousser à le faire : mon premier métier était dans la production audiovisuelle et je suis devenu thérapeute. Je pouvais avoir ce double-regard, cette double-analyse dont peu de collègues thérapeutes  peuvent finalement se prévaloir.

Question de goût ? Même pas. Je regarde des saisons entières de séries et bon nombre de films. J’ai même tenu la rubrique cinéma d’un magazine orienté sur la psychologie et les spiritualités. Par ailleurs, les thérapeutes aujourd’hui doivent aussi être des communicants. Un article sur la série au moment de sa diffusion aurait donné de la visibilité à ce blog. Plusieurs collègues me l’ont suggéré : « Tu devrais faire une comparaison entre la psychanalyse et la Gestalt en parlant de la série ». En effet, sujet intéressant.

Beaucoup de collègues ont écrit sur cette série pour mettre en évidence ce qui est réaliste et ce qui ne l’est pas. Ce qui ressemble à de la thérapie en vrai dans la série. Les cabinets ont vu arriver nombre de clients potentiels qui veulent une thérapie « comme dans la série d’Arte ». Et pourtant, je n’ai pas sauté sur l’occasion de donner mon avis. Je ne me suis pas positionné. Je n’ai pas regardé la série. Je n’en ai pas eu envie. Le pire c’est qu’avec le recul, il me paraît juste d’avoir agi comme cela.

Écrire sur EN THÉRAPIE c’est parler d’une représentation : celle du vécu thérapeutique et de ses conséquences. Jusqu’à ce qu’elle devienne visible par le grand public, une oeuvre artistique est le résultat d’une digestion plus ou moins réussie d’un morceau de réalité  par des auteurs et d’un façonnage de ce morceau digéré par une équipe technique, un producteur et un diffuseur.Les étapes de fabrication se comptent par dizaines. Chacune est teintée par la personne qui a le pouvoir sur cette étape : ce qu’elle a pu vivre de ce qui est raconté ou l’idée qu’elle peut en avoir. Le scénariste écrit le scénario de ce qu’est une thérapie pour lui, fort de son vécu, de ses lectures et autres.  Le réalisateur met en images le scénario avec la même posture. Toujours avec la même posture, le chef décorateur crée ce qu’est pour lui un cabinet de psy. Le chef costumier crée les vêtements que portent selon lui un psy. Le chef opérateur crée la lumière qu’il doit y avoir selon lui dans un cabinet de psy. Etc. Et au-dessus, le producteur et le diffuseur orientent toute cette fabrication pour que le plus grand nombre de spectateurs puissent regarder la série en ayant l’impression de vivre une thérapie à l’écran, selon les critères qu’ils ont préalablement établis. La série elle-même est l’adaptation pour le public français d’une série américaine, elle-même adaptée pour le public américain d’une série israélienne. Je connais bien ce processus. J’y ai participé pendant presque quinze ans. Il s’agit d’une création et à force d’étapes et de passage entre des mains successives, cette création finit par se détacher des personnes qui la construisent pour devenir un phénomène autonome répondant au cadre d’un système ; en l’occurrence celui de la télévision.

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » disait Héraclite. 

Ce que je vis en tant que thérapeute est affaire de réalité et d’acceptation de l’impermanence. Même si ils se forment aux mêmes pratiques, aucun thérapeute ne ressemble à ses collègues. Même si ils arrivent avec des problèmes similaires, aucun client ne ressemble à un autre. Même si le thérapeute a une stratégie avec son client, aucune séance ne ressemble à une autre. Chaque demande est unique et je l’écoute comme telle. Certes, il est toujours possible d’identifier des schémas, des traits, des récurrences : « Je suis toujours en colère et cela m’effraie. », « Je ne m’entends pas avec ma femme et cela me pourrit la vie. », « Je n’arrive pas à faire un choix professionnel. », « J’ai perdu un être cher et je n’arrive pas à m’en remettre »… 

En Gestalt-thérapie, le thérapeute ne se place pas dans une posture de sachant. Il est d’abord et avant tout présent à lui-même et à son client ; attentif à ce qui se passe dans l’ici et maintenant. Il garantit à son client la sécurité du cadre et l’accompagne dans ce qu’il a à traverser pour retrouver sa liberté et pouvoir faire des choix en toute conscience. Je parle de client à dessein car un patient, étymologiquement est celui qui subit. Un client est libre et donc responsable de son cheminement.

Ce voyage peut prendre mille formes différentes : Il peut être tumultueux ou très calme. Il peut être source de douleurs ou de soulagement. Il peut prendre quelques semaines ou plusieurs années.Tenter de synthétiser ce qu’est une thérapie dans une histoire ou un bouquet d’histoires est donc nécessairement réducteur. Chercher à trouver une légitimité dans cette série ; en tant que thérapeute, me paraît donc sans objet. Cette série a la légitimité d’être une oeuvre de création. Elle véhicule de l’émotion. Elle nous raconte des histoires. Malgré toutes ses qualités artistiques, elle n’a que cette légitimité là.

Vivre une thérapie, c’est justement aller au-delà de la représentation, au-delà des limites de ce qui peut être créé ; pour aller dans l’existence pure, dans ce qui est vécu ici et maintenant. Mon rôle en tant que thérapeute n’est pas de définir ce qui va se passer mais d’accompagner dans ce qui se passe au moment où cela se passe et permettre ainsi à mon client de transformer chaque instant en un pas vers son mieux-être. Finalement ma légitimité tient sans doute un peu de ma formation mais surtout de ma présence sans a priori et sans jugement ; ma manière de rejoindre mon client là où il se trouve et de lui donner de la sécurité par mon cadre. Être le meilleur thérapeute possible pour ce client dans cette séance ; pour chaque client et chaque séance.

Je regarderai sans doute un jour EN THÉRAPIE mais ce jour-là, je n’aurai pas le regard d’un thérapeute qui essaye de se reconnaître. Je serai un simple spectateur à qui on raconte une histoire. Et ce sera très bien ainsi.